Jumelage
Des jumelages interculturels. Photo: Le CARI St-Laurent
À 42 ans, Tatiana, qui a préféré taire son nom de famille, a suivi jusqu’au Canada une opportunité professionnelle s’offrant à son conjoint. Le couple et leurs deux enfants quittent alors la Russie.

Louise, elle, a une bien autre histoire : née au Québec il y a 69 ans, elle occupe aujourd’hui sa retraite, entre autres choses, en travaillant bénévolement au CARI St-Laurent, organisme communautaire montréalais offrant des services multiples aux immigrants depuis 35 ans.

Louise et Tatianna
Tatiana et Louise. Photo: le CARI St-Laurent.

Dans ce qui pourrait sembler être une autre vie, toutes les deux ont été orthophonistes. Elles partagent aussi un goût pour l’art, la culture – mais c’est loin d’être tout ce qui les lie.

« Créer des ponts entre les cultures »

Tatiana et Louise se sont rencontrées dans le cadre du programme de jumelage interculturel du CARI St-Laurent, offert par intervalles depuis 1992 et financé par le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).

Son objectif : mettre en lien de nouveaux arrivants avec des personnes nées ou déjà bien établies au Québec, dans le but de « […] briser l’isolement, déconstruire les préjugés, créer des ponts entre les cultures et les communautés, participer à la construction d’un Québec inclusif », peut-on lire sur le site internet de l’organisme. Le programme favorise aussi la francisation.

Trois cohortes d’environ 15 personnes y participent annuellement, rassemblant des personnes de tout âge, de toute origine et de tout horizon. Une majorité des participants sont dans la vie active et, sur les deux dernières cohortes, une majorité des jumeaux d’accueil étaient nés à l’extérieur du pays, précise néanmoins Laure Poisson, conseillère en intégration sociale au CARI St-Laurent. Sont admissibles les personnes installées au Canada depuis moins de cinq ans, à l’exception des détenteurs de visa touristique ou des demandeurs d’asile.

Si le recrutement des jumeaux et jumelles passe entre autres par les mêmes canaux que le recrutement de bénévoles, le « terme de bénévolat » est proscrit dans le contexte du jumelage : « c’est une relation sociale entre des personnes, on ne veut pas que ce soit une relation d’aide. On veut le plus possible que ce soit une relation de partage, d’entraide réciproque », explique la conseillère en intégration sociale, co-responsable du programme.

Éviter la dépendance

Pour éviter que le nouvel arrivant ne développe une relation de dépendance avec son jumeau ou sa jumelle « d’accueil », l’équipe du CARI St-Laurent s’y prend dès la sélection des participants.

Une rencontre individuelle est organisée avec chaque candidat au jumelage. « Une personne immigrante, si on se rend compte qu’elle a beaucoup de besoins au niveau de l’installation […] on va la renvoyer à nos services d’accompagnement », poursuit Laure Poisson, ajoutant que s’il n’est pas exigé d’avoir un travail pour participer, il est « nécessaire d’avoir ses besoins de base comblés ».

Avant que ne commencent les six mois que durera le jumelage ont lieu des « rencontres préparatoires », durant lesquelles se forment les duos ou des petits groupes jumelés, par affinité. C’est aussi l’occasion, selon elle, de « s’outiller, se sensibiliser à des thèmes qui les rejoignent les uns et les autres », comme la complexité des parcours migratoires, la communication interculturelle, le choc culturel ou la notion d’identité québécoise, par exemple.

Les jumeaux et jumelles sont ensuite invités à se rencontrer une fois aux deux semaines, d’après les recommandations du CARI St-Laurent, autour d’une activité culturelle, d’un repas, d’une promenade ou d’une visite touristique.

« Quand on vit dans une ville comme Montréal, on est entouré de personnes qui viennent de partout, mais on vit parfois les uns à côté des autres, et on n’a pas d’espace pour vraiment se rencontrer, apprendre à se connaître, prendre le temps de se comprendre », affirme Laure Poisson. « Le jumelage, c’est cet espace-là », ajoute-t-elle.

« Dans l’idéal, c’est aussi une relation significative, qui va leur permettre de développer un sentiment d’appartenance au Québec, de se sentir chez soi », espère Laure Poisson.

Une amitié à la clé ?

Chez elle au Québec, Louise se sent bel et bien l’être. En travaillant dans le milieu de l’éducation à Montréal, elle a par ailleurs côtoyé la diversité culturelle. « Mais je n’avais pas fait de cheminement personnel », confie-t-elle, jusqu’à ce qu’elle s’inscrive, une fois retraitée, dans un certificat universitaire en immigration et relations interethniques.

Elle y entend parler pour la première fois du jumelage interculturel, qui pique sa curiosité. Sa première expérience est altérée par les contraintes et la distance imposées par la pandémie de Covid-19, et elle attendra 2023 pour retenter l’expérience.

Entre Tatiana et Louise, c’est une réelle rencontre qui se produit. Bien que cette dernière reconnaisse des « différences culturelles parfois confrontantes », elle insiste sur « le goût d’aller vers l’autre, d’écouter, de comprendre des situations avec d’autres lunettes ». Surtout, « il faut que ça se passe des deux côtés, ensemble », estime Louise, insistant sur l’importance de la position d’égalité dans un jumelage réussi.

« L’expérience la plus importante après un déménagement difficile et une période d’adaptation est de trouver des relations amicales, sincères et mutuelles, d’avoir la possibilité d’échanger des émotions humaines ordinaires, dont nous avons tous besoin », croit quant à elle Tatiana. « Ce qui a été une découverte étonnante pour moi, c’est que Louise s’intéresse aussi à ma culture. C’est un échange culturel totalement réciproque. Et je ne peux même pas exprimer à quel point cela me motive à approfondir encore plus ma connaissance de la culture et de l’histoire du Québec, pour devenir une interlocutrice encore plus intéressante et trouver encore plus d’intérêts communs », écrit-elle au Média des Nouveaux Canadiens. « Maintenant, Louise est une amie précieuse pour moi. »

Bien que basé sur des affinités et une entente mutuelle, le jumelage interculturel reste soumis aux aléas des relations humaines, imprévisibles. Laure Poisson reconnaît avoir vu certains jumeaux et jumelles se perdre de vue une fois le programme terminé, mais soutient ne jamais avoir témoigné d’une relation de dépendance qui se serait créée entre participants. Et si le but de ce type de programme n’est pas de s’y faire des amis, dans certains cas, c’est mission réussie.

Adèle Surprenant est journaliste indépendante. Elle a travaillé en Amérique du Nord, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe, et s’intéresse aux questions liées à la migration, au genre,...