Il parle de son parcours comme d’une « statistique improbable ». Cet ingénieur électronique, créateur de LeddarTech, une entreprise spécialisée dans les logiciels d’aide à la conduite concurrente de Tesla, n’a pas eu une enfance facile. Né à La Gonave, une île située à douze minutes de vol de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, il quitte son patelin à sept ans pour la capitale où il passe une année. « Pendant cette année-là, je n’ai pas été scolarisé », révèle aujourd’hui l’ingénieur de cinquante ans. Dans l’attente de son visa pour le Canada, sa famille pensait qu’il n’était pas opportun de l’envoyer à l’école pour quelques mois avant de devoir tout recommencer après son départ.

Finalement, en 1982, le jeune Frantz Saintellemy et sa famille obtiennent leur sauf-conduit pour le Canada. Il arrive dans le quartier Saint-Michel à Montréal, l’un des plus pauvres du pays, élevé par une mère monoparentale à la fois « dévouée et dynamique », confrontée à de nombreux défis.

Frantz reprend l’école à huit ans, mais rencontre rapidement des difficultés dues à son dépaysement. « Au début, j’avais des difficultés d’intégration… nouveau langage, nouvel environnement… et puis il y avait beaucoup de choses qu’on apprenait en Haïti qui ne valent pas grand chose comparativement à ce qu’on apprend ici », se souvient-il.

Un jour, dans la cour de récréation de l’École Louis-Joseph Papineau, il rencontre un professeur haïtien, Gérard Jeune, d’une bonhomie incroyable. Ce dernier, remarquant le jeune Frantz un peu perdu, tente une approche avec lui.

« Il m’a pris sous sa tutelle et a fait un contrat moral avec moi, me disant que si je m’améliore, il me prendra dans sa classe, etc. », se remémore le dirigeant de LeddarTech.

«Je suis d’origine haïtienne, directeur d’école, et je vois un jeune de même origine qui se cherche. Ce serait criminel que  de ne pas l’aider. De l’aide, j’en ai reçu dans ma vie moi aussi. Et je sais combien c’est important», indique M. Jeune en entrevue avec le MNC.

Soccer, première passion

Plus jeune, Frantz Saintellemy était « fasciné » par la technologie et la science, notamment la science-fiction, et se montrait plutôt avant-gardiste. Toutefois, il ne se voyait pas devenir ingénieur, en raison, dit-il aujourd’hui, d’une méconnaissance de la profession.

Frantz Saintellemy. Photo: LeddarTech

« Mon premier rêve était de devenir un joueur de soccer professionnel », confie M. Saintellemy. Entre 14 et 19 ans, il a représenté les équipes du Québec dans des compétitions, y compris à l’international, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et ailleurs en Europe.

« Mais le soccer m’a permis de découvrir le monde, dit-il. Cela m’a fait voir qu’il y avait autre chose que le soccer et cela m’a ouvert l’esprit. » Vers la vingtaine, il décide de se tourner plus sérieusement vers la science. L’électronique et la vision par ordinateur l’ont passionné jusqu’à devenir ingénieur et fonder sa propre entreprise cotée en bourse.

Création de richesse

Dans le domaine des technologies de pointe, on ne trouve pas beaucoup de diversité afro-descendante, mais plutôt des personnes d’origine indienne et asiatique.

« Je ne sais pas pourquoi, dit l’ingénieur d’origine haïtienne, mais c’est une opportunité manquée pour cette catégorie de la population, car il s’agit d’un moteur de création de richesse. » Il tente de s’expliquer ce phénomène par une absence de modèles dans les communautés noires. Aujourd’hui, il souhaite devenir un modèle pour les jeunes.

« Pour moi, c’est une motivation de créer des modèles de référence pour que les jeunes, au lieu de vouloir devenir uniquement des sportifs, des chanteurs, des rappeurs ou des comédiens, envisagent aussi la voie de l’entrepreneuriat et de la technologie comme une porte de sortie », explique Frantz Saintellemy.

LeddarTech – Un concurrent de Tesla

LeddarTech développe des logiciels d’assistance à la conduite, améliorant ainsi la capacité des véhicules à interpréter leur environnement. L’entreprise montréalaise se trouve en concurrence directe avec les solutions logicielles du géant Tesla. Grâce à l’intelligence artificielle, LeddarTech cartographie l’environnement en 3D avec une haute résolution, actualisant cette représentation entre 15 et 20 fois par seconde, et ce, pixel par pixel. Ce procédé permet d’identifier et de classifier les objets, les voies de circulation, ainsi que les obstacles et dangers potentiels sur la route. « Contrairement à la technologie de Tesla, qui n’a pas été testée dans toutes les conditions et environnements, notre technologie améliore significativement les compétences de conduite, tant pour le véhicule lui-même que pour le conducteur », explique Frantz Saintellemy.

Il encourage les jeunes à ne pas se limiter par le fait qu’ils sont noirs ou que le racisme et la discrimination existent encore dans la société actuelle, mais à se concentrer sur leur choix d’études et leur expertise.

« Ça adonne que je suis Noir », fait-il remarquer. « Que les gens n’aiment pas mon accent, la couleur de ma peau, on s’en fout, hein… parce qu’à la fin, c’est mon expertise qui parle pour moi. »« Je veux faire découvrir aux communautés non afro-descendantes, mais aussi aux jeunes des communautés noires, le potentiel de la technologie et leur montrer comment cela peut démocratiser l’accès à la création de richesse », ajoute-t-il.

En plus de sa carrière d’ingénieur, Frantz Saintellemy est aujourd’hui chancelier de l’Université de Montréal. « Il y a quarante ans, rien ne laissait présager un tel parcours », note le chancelier. « Je me dis que c’est une statistique improbable. »

« C’est important pour moi de retracer le chemin que j’ai parcouru, afin que d’autres issus de milieux similaires puissent se dire : ‘C’est ainsi qu’il l’a fait, peut-être que moi aussi, je pourrais y arriver.’ »Bien qu’il aurait aimé que son île natale, La Gonave, bénéficie de ce qu’il est devenu au Canada, il dis ne pas trop savoir ce qu’il pourrait faire.

En Haïti, il n’y est retourné que deux fois : en 1990 lors du coup d’État du général Raoul Cedras et en 2012 à la suite du tremblement de terre, dans le cadre d’une mission humanitaire.« Ce que je peux faire, c’est d’aider des gens issus de l’immigration à se réaliser ici, au Canada ».

C’est ce qu’il a fait à travers le Groupe 3737, un incubateur d’entreprises noires. En créant le Groupe, il avait l’ambition d’amener l’entrepreneuriat dans le quartier qui l’a accueilli la première fois : Saint-Michel.

« Le Groupe 3737 n’est plus juste un organisme, mais une institution qui appartient à la communauté. Ça commence par moi, mais il ne faut pas que cela finisse par moi », insiste l’ingénieur.

Jean Numa Goudou, Canadien d'origine haïtienne, possède plus de 25 ans d'expérience en journalisme. Ayant commencé sa carrière à Radio-Métropole à Port-au-Prince, il a ensuite immigré au Canada,...